Depuis quelques mois se précise le projet d’écrire une monographie sur Peter Pan, dans l’esprit de celle réalisée pour « la Quête » et parue chez Dargaud il y a deux ans.
Peu à peu, tout s’est mis en place et aujourd’hui, jeudi 1er décembre, j’en entame l’écriture. Je commence par la seule matière que j’ai actuellement et qui est le décryptage de l'enregistrement de la rencontre organisée entre Régis Loisel et Kathleen Kelley-Lainé, psychanalyste auteur du livre « Peter Pan ou l’enfant triste » paru aux éditions Calman Levy.
L’idée qu’elle participe à cet ouvrage s’est imposée dès que le projet a pris forme. A mon sens, sa présence était absolument incontournable tant je devinais dans l’histoire racontée par Loisel une résonance avec une lecture analytique du personnage. La question était de savoir si, oui ou non, mon intuition était bonne. Pas pour la gloire ; juste pour mettre en valeur la pertinence du regard de Loisel sur Peter Pan. Par chance, elle avait très envie d’échanger quelques paroles avec Régis dont elle connaissait le travail.
Cela s’est passé le premier week-end de novembre, du côté de Fontainebleau, chez Kathleen. La rencontre était étourdissante. Aujourd’hui, en réécoutant la bande, je me régale. Et cela d’autant plus que leur discussion n’a rien d’une analyse obscurantiste et prétentieuse, tout en étant ce qu’on appelle une discussion de haut-vol.
En partant de chez elle, je savais que j’avais enregistré sur mes cassettes un moment d’anthologie pour tous les lecteurs de Peter Pan, pour peu qu’ils soient sensibles à l’aspect subtil de cette histoire. J’espère ne pas me tromper.
Je n’y résiste pas, je vous livre un extrait de ce que j’ai décrypté ce matin. Ce texte n’a rien d’une version définitive, la retranscription d’une interview nécessitant plusieurs couches : on écrit, on coupe-on colle, on sabre, on affine, on peaufine…
« …
Kathleen Kelley-Lainé : Comment est venu cette idée de Jack the ripper ?
Régis Loisel : Cette idée ne vient pas de moi. Si vous vous souvenez, au tout début du premier album, apparaît un manchot plus ou moins violeur d’enfant
K : Il est violeur d’enfants.
L : Oui, effectivement. Donc, un jour où je discutais avec Pierre Dubois et, en parlant de notre travail, je lui dit que je suis sur une adaptation de Peter Pan ; et il me dit : « Peter Pan c’est Jack l’éventreur. »
K : Ah, pourquoi a-t-il dit cela ?
L : Pierre Dubois est un homme féru de littérature populaire et de légendes mais je ne sais pas d’où lui est venue cette idée là. Et quand il me l’a dit, je n’ai pas voulu en savoir plus. Je la trouvais formidable et elle résonnait suffisamment en moi pour me donner envie de me l’approprier. J’ai su quelle était l’idée de pierre Dubois il y a seulement deux ou trois ans car il l’a développée dans un recueil de nouvelles qui s’appelle « contes de crimes ». Et sa version n’a en fait rien à voir avec la mienne car il affirme que Peter est jack l’éventreur alors que moi, je reste toujours dans le doute. Selon moi, Peter est le destin de Jack dans le sens où il est toujours sur sa route. Il le devance tellement que Jack, le médecin, finit par se demander s’il n’est pas lui-même l’auteur de ces crimes, s’il ne devient pas fou.
K : Quand vous imaginez cela, est-ce que vous pensez au sens symbolique ?
L : Non.
K : Pourtant, quand je vous écoute dire « à chaque fois qu’il croise cet enfant, il se passe ça », j’entends que c’est de l’enfant à l’intérieur que vous parlez, c’est-à-dire l’inconscient qui, par définition, ne se souvient pas. Jack ne se souvient pas qu’il tue puisque c’est l’enfant à l’intérieur de lui qui commet ces meurtres. D’ailleurs, en lisant votre histoire, pour moi, tous ces enfants d’une cruauté incroyable ne peuvent représenter symboliquement que l’inconscient. C’est exactement cela. C’est pour cela que l’on dit de Peter Pan qu’il est « jeune, innocent et sans cœur », comme l’inconscient, comme les enfants capables de déchirer les ailes d’un papillon sans aucun état d’âme. Il m’arrive de rencontrer parmi mes patients des hommes qui perdent toutes les femmes qu’ils rencontrent. C’est sans doute parce qu’il y a en eux un petit enfant meurtrier de 3 ans qui tue toutes les femmes qu’il croise, pour se venger de sa mère qui, enfant, l’a abandonné pour un autre bébé ou je ne sais quoi. Cette histoire là est très universelle. Donc, chaque fois qu’il croise l’enfant, Jack tue une femme. C’est ce que j’entends en tout cas. Vous exprimez là la traduction métaphorique de l’inconscient. Comme souvent les artistes, vous êtes traversés souvent par votre inconscient qui s’exprime par votre art.
L : Oui, sans doute. Quand je vous entends parler, je pense au délire de Peter lorsqu’il traverse l’Opikanoba. Je n’ai vraiment pas voulu faire du sensationnel ou tomber dans la complaisance. Cette scène s’est imposée d’elle-même. L’idée de sa haine pour cette mère castratrice alors même que jusqu’alors il ne l’avait évoquée qu’en parlant d’amour.
K : Cette mère qui arrache un bébé de ses entrailles devant lui.
L : Ce bébé qui est lui.
K : Oui mais c’est aussi une mise en image de l’horreur qu’a vécu chaque être humain à la naissance : d’où viennent les bébés ? d’une manière générale, on ne veut pas savoir d’ou viennent les bébés ni où vont les morts. Mais en même temps, c’est ce qu’on veut savoir le plus ! Entre ces deux pôles se déroule le destin. Vous savez, si ces notions nous sont si abstraites, c’est sans doute parce qu’on ne veut pas savoir. C’est aussi pour cela que ces deux épreuves sont aussi médicalisées. Et dans cette scène, vous dessinez cela de manière terrible. Vous nous mettez face à des images d’horreur. Et ce qui est étonnant dans votre travail, c’est que cela correspond tellement à Peter Pan et à la psychologie de Barrie pour qui le sexe n’était que des saloperies d’adultes avec, pour aboutissement, la saloperie de la femme qui accouche.
L : C’était un refus total d’accéder au monde adulte.
K : C’est pour cela que je trouve intéressante votre vision de Londres façon Oliver Twist avec la prostitution, la misère, la pédophilie…C’est la bestialité en somme.
L : C’est un monde de carnassiers.
K : Oui, et dans cette horreur, un enfant ne peut que se détruire. Et hop ! Vous, vous nous montrez comment cet enfant qui souffre s’envole dans les rêves pour y échapper, comme le fait Peter et comme l’a fait Barrie avant lui. De cette hauteur là, on ne voit pas la tragédie. Mais tout ceci, vous l’avez quand même puisé dans l’histoire de Peter Pan et de Barrie ?
L : Sincèrement, non… »
Et puis hop ! Une photo des deux en pleine conversation.
Tout ça, juste pour le plaisir.