Interview de Régis Loisel
Peter Pan



Régis Loisel répond à nos questions à l'occasion de la sortie du 5ème album de la série Peter Pan : "Crochet" chez Vents d'Ouest

 

Crochet est l'avant-dernier album de la série Peter Pan qui a débuté il y a fort longtemps. Cet intervalle entre les deux derniers tomes t'a permis de faire d'autres choses telles que travailler pour Disney et pour Cryo (Gift)… La pression du public et la pression médiatique étaient relativement fortes pour cette sortie puisqu'elle était très attendue. Est-ce que cela t'a fait placer la barre plus haut ?

Régis : Non, je ne me préoccupe pas de ce genre de chose. Je fais mon boulot et dès l'instant où mon bouquin est terminé et dans les mains du public, il ne m'appartient plus. C'est ensuite le public qui décide.. Plus haut ou plus bas… cela dépend du succès. J'estime avoir passé l'âge de me prendre au sérieux. Je suis ravi que l'album "marche" (il est tiré à environ 150.000 exemplaires). Je trouve déjà ça tellement extraordinaire de vivre de ce métier et d'en vivre bien. D'en vivre davantage, cela ne veut rien dire et n'aurait aucun intérêt.

Tu as choisi d'explorer le mythe de "Peter Pan" connu de tous, en décidant d'en raconter la Genèse, qui n'avait jamais été écrite. Mais sur la couverture, il est tout simplement écrit "Peter Pan", c'était un choix qui pouvait prêter à confusion, non ?

Régis : Oui, et c'était aussi un sujet très "casse-gueule". Ca pouvait être complètement rejeté, dans le sens où Peter Pan est un personnage pour les enfants déjà très connu, et donc pour lequel les gens n'ont pas forcément une nouvelle curiosité… sauf les petits enfants, et là, on se trompait de public. C'était une espèce de petit challenge qui ne me déplaisait pas !

Il y a des gens qui croient que c'est la même histoire que celle de Disney et celle de James Matthew Barrie. Ça ne te gène pas qu'il y ait cette confusion ?

Régis : Non, pas du tout. Ils y viendront plus tard (rires..).

Qu'est-ce qui t'a donné envie de raconter cette Genèse et d'inventer d'autres vies à ces personnages pour justifier celles qu'ils ont eues quand tu les as lues toi-même ?

Régis : Je trouve magnifique le personnage de Peter Pan qui représente le monde de l'enfance. Cela me suffisait pour avoir envie de faire quelque chose avec ce petit garçon qui refuse de grandir, qui vole de surcroît et qui peut vivre toutes sortes d'aventures comme les enfants peuvent les vivre, pleines d'insouciance, d'inconscience,.. tout ce qui fait qu'on est un enfant.

Pourquoi avoir ressenti le besoin de planter un univers aussi noir, aussi sombre, aussi violent, à certains moments, qui tranche autant avec le récit original ?

Régis : Parce que je voulais vraiment raconter le monde de l'enfance, et ce monde-là n'est pas forcément peuplé de petits oiseaux, d'oeufs de Pâque et du Père Noël.. Evidemment, pour certains, c'est le cas, mais je ne sais pas si ce sont les plus heureux. Il y a des enfants qui vivent des enfers… J'imagine que cet enfer perçu par l'enfant doit être quelque chose, sans l'avoir personnellement vécu, d'incommensurable et d'extrêmement marquant, quelque chose d'indélébile qui te marquera toute ta vie et qui va déterminer ce que tu seras comme adulte.

C'est comme ça que tu as imaginé "Peter Pan" d'emblée, quand tu l'as lu ?

Régis : Je me suis demandé d'où venait Peter Pan. A partir de là, j'ai commencé à établir plein de notes et de scénarios. Je me suis mis à lire le roman de Barrie, étant sûr qu'il contenait plein d'éléments intéressants desquels j'allais pouvoir m'inspirer. J'avoue avoir été assez déçu. Je pensais que "Peter Pan" avait vécu des tas d'aventures, .. il en a bien vécues quelques unes mais elles ne sont pas décrites dans le roman… Ce sont plutôt de petites séquences assez décousues… mais il y a des personnages intéressants.. J'ai donc utilisé quelques bribes qui m'intéressaient et je les ai traités par rapport à ma vision des choses.

Quand on dit parfois qu'il y a un côté psychanalytique à tes personnages et à leurs univers ainsi qu'à ton traitement de la série, tu apprécies ce type d'observation ?

Régis : Oui et non. Disons qu'il y a un côté psychanalytique bien involontaire de ma part. Mais dès l'instant où tu fais de l'introspection dans le monde de l'enfance, dans son fonctionnement et dans ses fragilités, tu es forcément obligé de parler de quelque chose de très profond, et donc sûrement de psychanalytique. Nous avons tous été des enfants… et quand tu commences à revenir au "pourquoi du comment", tu fais une analyse..

Est-ce que ton passage par le dessin animé ces dernières années a changé ta vision de la bd, de la narration de la bd en image ?

Régis : Non, pas du tout. J'ai fait du développement, cela n'a rien de narratif, je servais de "nourriture" pour les autres. J'essayais de trouver des effets de gags, d'ambiances, … Ca n'a rien changé à ma vision de la BD. Tu changes lorsqu'on te demande de faire quelque chose qui comporte des contraintes et que tu n'as jamais fait. Si on m'avait demandé de faire un Manga de 400 pages avec trois vignettes par planche,.. j'aurais été obligé de revoir la mise en scène, etc... Dans ce cas, éventuellement, tu peux apprendre pas mal de choses.

Au niveau du dessin, tu as l'impression que Peter Pan t'a permis d'aller jusqu'au bout de tes envies ?

Régis : Non, bien sûr que non !

Qu'est-ce qu'il te reste comme envie ?

Régis : Il y en a plein.. Hé, tu ne vas quand même pas déjà me mettre à la retraite (rires) ?

…mais peux-tu mettre des mots sur les envies que tu as encore ?

Régis : Bien sûr. J'ai envie de faire de la peinture, de l'illustration.. Je n'ai pas spécialement envie de me frotter à un autre "type" de bande dessinée, quoique… J'aimerais aussi faire des trucs sans paroles, entre 10 et 20 pages, faire toutes sortes de trucs comme ça pour m'amuser simplement, pour le côté esthétique,… Que cela soit narratif, ce qui ne signifie pas forcément raconter des histoires comme "Peter Pan". Mais ce qui m'intéresse fondamentalement, c'est la peinture, et ça n'a rien à voir avec la BD.

Si ce n'est que, dans la bande dessinée, tu es aussi connu parce qu'il y a un travail sur les couleurs, une griffe personnelle. Et ce travail touche en partie à la peinture. Tu aimes beaucoup les mélanges de matières différentes ; gouache, acrylique.. ?

Régis : Je ne suis absolument pas un technicien !

Mais tu travailles en tout les cas avec très peu de couleurs ?

Régis : Très peu de couleurs, très peu d'objets. Je suis resté très scolaire là-dessus. J'ai mon crayon de papier, ma gomme, mes plumes que je vais chercher au bar-tabac du coin.

Au niveau des encres, il y a cinq bases ?

Régis : Oui, 5 ou 6 : un bleu, un safran, un rouge, un vert mousse et un rouge vif.. avec lesquels je bidouille.. en rajoutant aussi parfois une touche pour l'amarante, une espèce de rouge violet. C'est très simple, je ne veux pas du sophistiqué. C'est pour ça que ça me fait rire les couleurs sur ordinateur, quand on te vante les 14 millions de couleurs possibles, que veux-tu en faire ? Ca n'a aucun intérêt. Ce qu'il faut, c'est créer ta sensibilité à travers ta gamme de couleurs, et cette gamme est pratiquement infinie par rapport à toi. En fait, plus tu en as, plus tu te perds, et moins tu en as, plus tu cherches et tu creuses.

Le plus important dans le dessin, c'est la vivacité ?

Régis : Oui, pour moi, c'est la vie, le regard des personnages...

Ton crayonné est justement plein de vivacité. On a l'impression que tu es parmi les rares qui arrivent à la conserver à l'encrage. Comment travailles-tu pour arriver à conserver ce premier jet très nerveux, très jeté ?

Régis : J'essaie d'encrer de la même manière que je crayonne, enfin, avec un peu plus de maîtrise… Lorsque ton trait est marqué, on ne peut plus le gommer, alors que le crayon, oui. De plus en plus de gens n'encrent plus et ne font plus qu'un crayonné ; ils font une photocopie appuyée où le noir est appuyé et cela donne des choses très bonnes. Je crois qu'il n'y a plus besoin d'encrage.

Mais l'encrage te plaît encore ?

Régis : L'encrage fait partie du style. On est tous capables de faire de très beaux crayonnés. Il y a une vie dans le crayonné, il y a un grisé, une chaleur, quelque chose de très sympathique. Quand tu encres, tu es obligé de choisir le trait et donner la vie dans ce trait seul et unique, alors que le crayonné était déjà plein de vibrations ! C'est là qu'apparaît ton style. Quand tu me parles de la vivacité de mon trait ; c'est parce que mon encrage devient un peu plus vif. Tu as des gens comme Conrad, Hardy,.. qui ont un trait extrêmement puissant et rapide, mais leurs crayonnés sont aussi vivants que quelqu'un qui fait de la ligne claire. C'est ça qui fait la différence entre le dessin de Conrad, par exemple, et le mien ; pas dans le sens où c'est mieux ou moins bien, … c'est en fonction de sa personnalité aussi.

Tu encres toutes les planches en une seule fois… ?

Régis : Non. Je fais un crayonné très rapide de ma mise en place (environ une heure) et ensuite, je commence à préciser la première vignette et je l'encre tout de suite. Je passe ensuite à la deuxième et ainsi de suite.

Ce qui permet de ne pas avoir un geste répétitif…

Régis : Oui, ça donne surtout l'impression d'avancer car tant que ta planche n'est pas encrée, elle n'est pas finie ! Tu as beau avoir fait tous tes crayonnés, ta planche n'est toujours pas finie !

J'ai vu certaines de tes planches où tu emploies un peu de lavis, sur les lianes,… ou pour renforcer des avant-plans… Ton noir et blanc est déjà fort travaillé, avant la mise en couleur. Dans certaines scènes de brouillard, aussi, on trouve une énorme texture… Tu ne te reposes pas sur la couleur, en fait…

Régis : Non pas forcément. Parfois oui, mais en général non. Je veux d'abord avoir un dessin lisible au départ. C'est parfois quand j'ai des dessins un peu plus compliqués que la couleur m'aide à détacher mes plans. Mais je ne pense pas vraiment à tout cela quand je dessine. C'est vrai que plus ton dessin est simple, plus il est efficace. L'efficacité et la simplicité, c'est la recherche de toute personne, que ce soit à travers le dessin, la musique, le geste de l'artisan, etc… Plus tu es simple, plus tu es juste, plus tu es vrai. Dans la vie, c'est comme ça ; donc pour le dessin, c'est pareil ! Ca ne veut pas dire que j'aime la pureté mais il est vrai que cela te crée une liberté intérieure qui doit être sublime.

La sensualité, ça s'exprime comment ? Tes femmes sont particulières par rapport à d'autres femmes dans la bd…

Régis : Parce qu'il y a de l'amour, point ! J'aime les femmes comme j'aime l'humain… Mais dans l'humain, ce qui me plaît, ce sont les femmes… C'est quand même le plus beau paysage au monde. C'est l'être, sur terre, qui m'inspire le plus. Je comprends les peintres qui se sont perdus toute leur vie - perdus ou trouvés - au travers de leurs muses, parce que c'est extraordinaire. J'ai eu des muses potentielles, je les ai rêvées ou vues, même si je ne les ai pas eues dans la réalité… C'est quelque chose qui se passe en toi. Elle n'est pas plus belle qu'une autre, elle n'est pas plus "ceci" ou plus "cela" mais il y a quelque chose qui est complètement en harmonie, en adéquation avec ton ouverture, ton imaginaire, ton amour… qui devient immense à ce moment là… Tu sens que la femme que tu regardes va t'inspirer toute ta vie, parce que tu n'en feras jamais le tour. C'est extraordinaire de ressentir ça. Tu ne ressens pas ça toutes les 5 minutes ni avec toutes les femmes évidemment. Tu ressens ça sur une muse.

Et cela se ressent dans le dessin de Clochette, notamment… Ca transparaît d'une manière naturelle dans tes dessins ..

Régis : Oui, bien sûr. Je ne suis pas plus doué qu'un autre. J'ai simplement une manière de dessiner les femmes en les caressant du bout de ma plume.. et puis, ce n'est pas leurs qualités qui m'intéressent, mais plutôt leurs défauts.

De manière générale, ce sont davantage les faiblesses, les blessures, je dirais même parfois les névroses de tes personnages qui t'inspirent.

Régis : Qui m'inspirent parce que ça les rend humain. On est tous névrosés, on a tous un défaut,… C'est ce qui fait qu'on s'aime, on s'accroche sur la différence. Il y a des différences qui sont touchantes… et dès que tu es touché, tu es mort.

C'est l'éloge de la fragilité ?

Régis : Oui. Ce qui ne veut pas dire que la fragilité est quelque chose de "faible". C'est une question de terminologie. Il y a une différence entre quelqu'un de faible dans le sens négatif et péjoratif du terme, et quelqu'un de faible dans le sens touchant du terme,…

Que préfères-tu entendre de la part d'un lecteur : qu'il a pleuré en te lisant ou qu'il t'a relu 50 fois ?

Régis : Je préfère quand il me dit "A cet instant, j'ai pleuré… ou à cet instant, j'ai été touché.." et quand il met le doigt sur l'instant en question, représenté par une image ou par une bulle, ou une expression,… Même s'il y a des codes graphiques pour provoquer certaines émotions, ce n'est pas très facile à produire… Il ne suffit pas de faire des yeux qui tombent à un personnage pour le rendre triste. Ca, c'est un code graphique qui identifie : tristesse, méchanceté.. mais il y a "méchanceté" et "méchanceté" ou "tristesse" et "tristesse".. Pour montrer la tristesse, il faut aller chercher dans le cœur du personnage et dans celui de l'auteur également. Et pour cela, il y a presque un travail d'acteur, tu es obligé de t'identifier à ton personnage. Je m'identifie presque à chaque chose que je dessine, jusqu'au brin d'herbe… Je suis herbe, je suis arbre… Quand je dessine, je ne pense à rien d'autre que ce que je fais à l'instant où je le fais.

Si je dessine une feuille, je suis cette feuille, je sens son mouvement quand elle se détache et qu'elle flotte dans l'air. Pour trouver le geste de la feuille qui se plie sous l'effet du vent, j'imagine ce vent … et ensuite je commence à gommer… Si je gomme, c'est que je sens que ce n'est pas le bon mouvement, je suis cette feuille, et je gommerai jusqu'à ce que j'y arrive.. C'est l'exemple d'une feuille, mais il y a des exemples bien plus intéressants, toute la gestuelle, le caractère humain…

La justesse de ton !

Régis : La justesse de trait en insufflant ce que tu veux exprimer, en y mettant ton coeur.

Merci beaucoup.

Interview réalisée par Thierry Bellefroid
Dossier réalisé par Catherine Henry

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